Blog-note
Franc-Tireur, N°60 - mercredi 04 janvier 2023 :
Charlie L’esprit éternel
par Philippe VAL, ancien directeur de Charlie Hebdo
Le 7 et le 9 janvier 2015, Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes ont été attaqués par des terroristes islamistes. Ils font seize morts, vingt blessés et un nombre incalculable de vies bouleversées. Entre l’affaire Salman Rushdie et l’assassinat de trois Kurdes ces derniers jours, c’est une interminable histoire de l’infamie qui s’écrit sous nous yeux. A-t- on mesuré l’ébranlement civilisationnel que produit la terreur sur les États de droit ? Ou bien, effaré par la complexité explosive du problème, est-on tenté par un secret défaitisme ? Car il semble que lentement mais sûrement nous sommes en train de déléguer aux extrêmes droites européennes la responsabilité de trouver une solution. Et qu’importe si, partout où elles sont arrivées au pouvoir, elles ont fait la preuve qu’elles étaient beaucoup plus douées pour s’attaquer aux principes démocratiques que pour éradiquer la terreur.
Après cette matinée du 7 janvier 2015, aucun de nous, les vivants, ne sera plus tout à fait le même. Nous porterons en nous cet instant. Il fera partie de nos vies, il se logera à jamais dans notre conscience. Pourquoi, mais pourquoi, dans le tunnel spatio-temporel qui s’ensuivit, j’ai constamment repensé à nos blagues, aux brèves de potaches qu’on a rédigées tous les samedis matin pendant des années, et qui nous faisaient rire comme des sales gosses ? Sans doute parce qu’ils sont morts à cause de leurs rires. Morts parce que drôles. Morts pour des blagues... Le rire, c’est une bombe atomique pour la connerie des cons. « Que reste-t-il de nos amours ? », chantait Charles Trenet, que nous vénérions, Cabu et moi. Et Lamartine... « Tous ceux enfin dont la vie / Un jour ou l’autre ravie / Emportent une part de nous / Semblent dire sous la terre / Vous qui voyez la lumière / De nous, vous souvenez-vous ? » Et nous, les vivants, nous nous demandons aussi, parfois, ce qu’il restera de nous quand nous ne serons plus. Pour l’athée que je suis, à première vue, la question tient davantage du cliché littéraire que d’un problème philosophique. Mais ne serait-ce pas trop simple de prétendre s’en sortir avec l’idée que nos vies sont bordées par deux néants?
Avec de la patience, le lecteur studieux de L’Éthique, de Spinoza, finit par surmonter à peu près toutes les difficultés que pose ce texte subversif. Les dieux, les arrière-mondes, les superstitions, les punitions et les récompenses de l’au-delà sont désintégrés au laser d’une logique cristalline – more geometrico... Dès lors, on commence à entrevoir la totalité de la réalité nettoyée de toute justification moralisatrice. Arrivé dans la cinquième et ultime partie du livre, on s’achemine vers la dernière porte, qui doit s’ouvrir sur la joie de vivre et la liberté. Mais, soudain, à quelques pages de la fin, on bute sur la vingt-troisième proposition, étrange, étonnante, mystérieuse, inattendue : « L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en sub- siste quelque chose qui est éternel. » Je laisse aux amateurs le plaisir d’enquêter pour savoir comment Spinoza s’y prend pour démontrer la vérité de cette proposition, laquelle est peut-être la clef qui ouvre la fameuse dernière porte, celle de la joie de vivre et de la liberté. Celle du « OUI » à la totalité de la réalité, avec ses explosions de douleurs et d’horreur et ses houles de plénitude et de joie. Et Charles Trenet de conclure : « Que reste-t-il de tout cela ? Dites-le moi ! »
LE RADICALISÉ, CET IMPUISSANT DE LA FOI
Le 11 janvier, de nombreux chefs d’État sont venus à Paris pour la grande marche d’hommage aux victimes de Charlie et de l’Hyper Cacher. Dans toutes les villes de France, des cortèges se sont formés. Des millions de Français de toute condition, de toute origine, ont défilé, et leurs pas, leurs mots, leurs gestes faisaient comme un gigantesque filet destiné à empêcher l’esprit des morts de disparaître dans le néant. On n’avait jamais vu, en France, depuis la Libération de Paris, autant de cœurs battre pour faire vivre la mémoire d’hommes et de femmes qui incarnaient la frivolité, la plaisanterie, la légèreté, l’insolence, et la culture la plus profonde, la plus essentielle, celle qui oppose le rire à la morgue des bigots qui érigent leurs pulsions répugnantes en règle pour autrui, et qui ont besoin de se prouver à eux-mêmes le bien-fondé de leurs croyances en commettant des crimes. Car le vrai croyant est silencieux. Celui qui prêche cherche déjà à se convaincre en perturbant son voisin. C’est en accumulant les crimes, en châtiant ou en supprimant les incroyants ou supposés tels, que le radicalisé combat son impuissance à croire dans l’existence de son dieu. Il conjure la faiblesse de sa foi. C’est précisément lorsque son adhésion à la croyance entre en conflit avec une secrète absence de foi que le religieux se radicalise. Molière, dans Le Tartuffe, a dressé le portrait définitif du radicalisé. Mais s’il a pu démasquer le faux dévot sans trop être accusé de stigmatiser les vrais, c’est qu’à l’époque la quasi-totalité de la population était chrétienne. Aujourd’hui, les radicalisés sont généralement issus de l’immigration arabo-musulmane, et c’est, paraît-il, faire insulte à l’ensemble d’une minorité que de démasquer ses tartuffes. C’est du moins ce que prétendent les psycho- sociologues, aussi impuissants à affirmer l’absence de Dieu qu’à prouver qu’Il existe, néanmoins irrésistiblement portés à légitimer les comportements dictés par la foi. Ils sont la faille de la laïcité.
Malgré – ou à cause – de l’élan populaire, certains, comme Emmanuel Todd ou Edwy Plenel, n’ont pas manqué de s’engouffrer dans la faille, et de regarder passer avec mépris la foule des anonymes et des célébrités qui défilaient pour s’incorporer et faire vivre en eux l’esprit des policiers, des juifs, des journalistes et des dessinateurs disparus.
Après tout, libre à ceux qui, comme Virginie Despentes ou Danièle Obono, ont préféré créditer les assassins d’un charme sulfureux, élixir rare réservé aux esprits supérieurs, qui trouvent ringard de pleurer des innocents. Ils se croient originaux, ils ne sont que les dandys de la mode révolutionnaire la plus vulgaire, celle qui consiste à renifler en esthète les odeurs de sang et de merde que répandent, après leur passage, les commissaires politiques. Ils n’ont rien inventé. Jean Genet avant eux, Aragon et Jean-Paul Sartre, parmi d’autres, puissants maîtres à penser de notre sale petit monde intellectuel d’après-guerre, tartuffes en chef, leur avait montré la voie. Faire régner la terreur au nom d’un avenir radieux a été le tube idéologique du XXe siècle. Avoir transmis leur héritage révolutionnaire aux islamistes – comme l’a déclaré le terroriste Carlos en conclusion de son procès –, voilà leurs lettres de noblesse.
« SANS VOUS, ON EST FOUTUS ! »
Quant à moi, je garde dans mon cœur ces millions de personnes qui ont défilé ce dimanche 11 janvier 2015, je ne les oublierai jamais. Si c’était possible, je les étreindrais en leur murmurant à l’oreille : « Je vous aime, vous me rassurez, vous me consolez, sans vous, on est foutus. » Étrangement – alors qu’ils étaient entre 3 et 5 millions –, lors de la campagne présidentielle qui a suivi et qui a vu l’élection d’Emmanuel Macron, aucun candidat n’a pris la peine de s’adresser à cette foule du 11 janvier. Le meilleur du peuple a été superbement ignoré. Aucune allusion, dans aucun discours des candidats retenus. Pas un n’est monté à la tribune pour leur rendre hommage et pour leur dire qu’il avait entendu leur message. Aucun ne leur a dit : « Vous êtes descendus par millions dans la rue pour que vive l’esprit de liberté, de dérision, de frivolité, d’antiracisme, d’insolence, de rire, d’insouciance et des valeurs humaines les plus profondes... Je vous ai entendus et vous serez au cœur de mon mandat si je suis élu. » Ce silence politique restera comme une défaite morale dont nous ne nous sommes toujours pas relevés.
Et puis la vie a repris. D’autres crimes, d’autres égorgements, Samuel Paty, et çà et là, à travers l’Europe, d’autres attentats. Et toujours, le premier réflexe de dénégation : c’est un déséquilibré, un loup solitaire... Et toujours quelques points en plus pour le Rassemblement national... Et toujours la même dialectique puérile. L’extrême gauche, La France Insoumise, bref, les soi-disant antiracistes gesticulent à chaque attentat en dénonçant la stigmatisation des immigrés, sans vouloir se rendre compte que ce sont eux qui, plus que n’importe qui, bricolent l’amalgame entre immigration et terrorisme. Et l’extrême droite qui engrange les voix de ceux qui sont effrayés par l’aveuglement politique du camp adverse. Comme si le racisme avait changé de nature. Comme si, désormais, le racisme n’était plus le rejet de l’autre en raison de son origine mais le rejet d’une idéologie religieuse qui endoctrine les gosses, opprime les femmes et assassine les incroyants. Comment voulez-vous qu’on s’y retrouve? Et pourtant, ça crève les yeux: le «nouvel antiracisme», défenseur exclusif de la bigoterie et idiot utile de l’islamisme, tout ce petit monde qui pense bas et qui parle haut, à quoi sert-il, sinon d’ascenseur pour les fachos ?
Que reste-t-il de nos amours ? Des milliers de dessins, des articles, des cérémonies à la mémoire des policiers et des juifs, des livres, qui, ça et là, paraissent et que la grande critique sérieuse, celle qui flaire les bons prix Nobel et les Goncourt opportuns, méprise, ignore, enterre. Nos élites sont des frileuses qui aiment l’ordre, le confort de la notabilité, le calme du bon goût, la sécurité de la gravité et du sérieux. Elles en veulent aux morts de leur avoir volé un moment de paisible notoriété. Elles ne leur pardonnent pas d’avoir été courageux, d’avoir été drôles au risque de mourir sous les balles des tueurs, et d’avoir ému le monde entier. Ce qu’il reste de nos amours, pour nos notables de la pensée, c’est une mauvaise conscience un peu hautaine.
HANTÉ PAR LES RIRES ET LE SANG
Mais pour nous, pour les milliers de manifestants du 11 janvier, leur esprit ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en reste quelque chose qui est éternel.
La nuit, le jour, comme un éclair, je revois la scène telle que je ne cesse de l’imaginer. Le bruit des armes, les corps qui s’effondrent, l’odeur de poudre et de sang, je pense aux lunettes rondes de Cabu, à la veste élégante de Wolinski, aux gribouillis pleins de petits bonshommes sur la feuille A4 devant Charb, à la grande carcasse étonnée d’Honoré, au crayon méticuleux du cher Mustapha, aux dents de devant écartées de Tignous, comme celles d’un enfant de 8 ans, à mon gentil Bernard Maris, et aux autres que je ne connaissais pas... Ils me reviennent pour me déchirer le cœur, pour me faire frissonner d’horreur au milieu de la nuit ou dans la lumière radieuse de l’été. Ils me reviennent toujours, par surprise, et je les vois tous, debout, assis, au moment où surgissent les assassins. Ont-ils eu le temps de souffrir, combien de temps a duré la frayeur, ont-ils eu le temps de souffrir, combien de temps a duré la frayeur, ont-ils eu le temps de souffrir, combien de temps a duré la frayeur... Je n’étais pas là. J’étais parti depuis quatre ans. Je suis en vie. Ils sont morts.
Mais il subsiste quelque chose d’eux, et qui est éternel. J’ignore comment ça marche, mais il reste le meilleur d’eux-mêmes, qui diffuse une éthique singulière dans une langue claire, aérienne, atmosphérique : ça parle de l’humour, du désir, de la volonté d’être plus puissant que les ténèbres de la bêtise, de l’appétit de savoir, d’un étonnement inépuisable devant les hasards de la vie. Ils ont rejoint la troupe héroïque de ceux qui nous amusent, nous charment, nous civilisent éternellement. On préférerait qu’ils soient tous encore parmi nous, mais avouons-le : depuis qu’ils sont morts, ils n’ont pas cessé un seul instant de nous donner une leçon d’humour et de liberté.
Sans ce qui reste de leur esprit – dans tous les sens du terme, et surtout peut-être dans le sens « avoir de l’esprit » –, comment auraient fait certains survivants pour avoir été héroïques ? Gérard Biard, par exemple, qui dans les jours noirs, troubles, ignobles, qui ont suivi les attentats, a littéralement sauvé le journal. Et Riss, souffrant, blessé, épuisé, qui, sitôt sorti de l’hôpital a décrété : « On va continuer à faire rire les honnêtes gens. » Et Richard Malka, l’avocat de Charlie, qui a brandi la réalité de toute cette histoire au nez des médias rétifs, qui a subverti la routine judiciaire en transformant le prétoire en tribune politique, qui a affirmé, dans la frilosité d’une laïcité honteuse, le droit d’emmerder Dieu. Richard, qui, enfin, dans deux plaidoiries historiques, a décortiqué la lâcheté de la bonne société et démontré le péril que représente notre affaissement moral face à une religion qui, depuis des siècles, mène un combat incertain contre sa propre barbarie. Toute l’histoire est dans ces deux plaidoiries hors norme*. Quoi d’autre, sinon ce quelque chose qui est resté de leur esprit, a prêté main-forte à Richard pour qu’à la lettre il remue ciel et terre ?
Que reste-t-il de nos amours ? Une chaîne d’amitiés qui s’est nouée au fil des drames et des disparitions, des complices dans de nombreuses rédactions, le journal pour lequel j’écris ces lignes, Franc-Tireur, qui s’est installé à côté de Charlie dans les piles des kiosques à journaux, et d’autres encore qui viendront, et qui n’existaient pas hier... Tous, à leur manière, perçoivent ce que la mort a été impuissante à emporter avec elle : leur appétit de vivre, qui nous oblige. ■
* « Le Droit d’emmerder Dieu », et «Traité sur l’intolérance », de Richard Malka. Éd. Grasset.
Depuis qu’ils sont morts, ils n’ont pas cessé un seul instant de nous donner une leçon d’humour et de liberté.